"LE CAP TANAT" par Gérard Bastide
- Ascendances

- il y a 4 jours
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LE CAP TANAT
« Des bobards, un point c’est tout » (G.B.).
Des lemmings, avait-il d’abord pensé en entendant cette rumeur pour la première
fois. Des centaines de personnes comme des hordes de lemmings se jetant à la
mer en un gigantesque suicide collectif ? En trente ans de métier il avait appris à
vérifier ses sources. Mais l’époque en était finie de l’info objective et authentique.
Les thèses négationnistes, contre-vérités complotistes, dogmes alternatifs et
autres opinions bidonnées avaient tellement envahi le champ du réel qu’il n’y avait
plus de vérité indiscutable. A la place, un foisonnement de méta-réalités. Il avait
perdu son boulot de journaliste à cause de tout ça. Tant d’individus regroupés en
chapelles, en confréries, en sectes, cherchant à faire sens à l’intérieur de leurs
pensées délirantes. Cette histoire du cap Tanat comme toutes les autres. Mais son
intuition lui suggérait qu’il y avait peut-être dans cette affaire une matière
intéressante. De toute façon, il s’était dit que ça lui ferait du bien de prendre l’air.
Une virée de quelques semaines. Nez au vent par les routes secondaires.
L’océan, les embruns marins. De l’authentique.
Bien avant d’atteindre l’océan et de percevoir le halètement bruyant du ressac,
on commençait à sentir sa puissante présence. Une certaine tendresse de l’air,
des cieux plus larges, comme lessivés puis rincés par les vents, des odeurs
douces-amères d’algues qui chuchotaient l’approche du grand large. Ses
poumons se firent plus amples, sa respiration plus profonde comme un soupir.
Aucun panneau officiel bien sûr, mais à quelques kilomètres du site les premiers
flèchages lui confirmèrent qu’il touchait au but. Au fin fond d’une piste qui semblait
ne jamais finir, il déboucha enfin sur un immense campement installé en bordure
de la falaise. De loin, on aurait pu croire à un festival rock. Une ZAD de bric et de
broc qui tenait à la fois d’un marché éphémère, d’une casse automobile, d’un
camp de réfugiés et d’un vide-grenier géant. Un gigantesque pèlerinage. Des
familles mangeaient sous des bâches multicolores. Ici, des personnes de tous
âges se tenaient par la main en formant un cercle de silence. Là, quelques
mômes avaient improvisé une partie de ballon. Plus loin, des jeunes jouaient de la
flûte ou reprenaient en choeur des refrains avec leurs guitares. Sur toute
l’immense étendue des prés, des abris de feuillages, des tôles, des teepees
bricolés de draps, des mâts avec des drapeaux, des rubans, des cerfs-volants. Un
chapiteau déglingué. Des tours de fleurs et de branchages. Il fut impressionné par
le calme manifeste qui régnait dans ce lieu malgré la foule. Des rires d’enfants,
quelques appels, des discussions animées, des groupes de parole, le tout dans
une authentique quiétude collective. Mobilisant toutes ses compétences de
journaliste, il essaya de mettre en ordre ses premières impressions mais son
coeur battait trop vite. Pénétrant plus avant dans cet immense caravansérail
improvisé, il découvrit des lieux de culte, des stèles de quelques pierres levées
avec des fleurs sauvages en couronne. Des galets peints. Des jardins du
souvenir. Là, on avait édifié une construction rudimentaire de racines sur laquelle
était fixée une croix rustique. Des sortes d’autels faits de pierres empilées. Çà et
là, comme des ex-voto en plusieurs langues. Comme des oratoires qui auraient
été édifiés par cent cultes différents. Tout ce que l’ humain peut concevoir de ses
mains pour faire barrage à l’irrémédiable finiture de sa condition. Des figurines
maladroites modelées en terre. Des rubans, des photos, des drapeaux de prière.
Des empilements de jouets multicolores. De nombreuses poussettes d’enfant sur
lesquelles étaient peints des coeurs. Des chaussures empilées. Quelques voitures
négligemment ouvertes, des camping-cars posés en désordre sur la pelouse. Sur
la carrosserie de l’un d’eux, on avait apposé des empreintes de mains de toutes
tailles avec de la boue ou de la peinture. Personne à l’intérieur, sinon des effets
personnels totalement abandonnés qui livraient autant de minuscules parcelles
d’intimité.
Les gens tournèrent à peine la tête pour le regarder passer sans curiosité
particulière avec un regard singulièrement bienveillant et apaisé. Toute cette
humanité disparate semblait s’être donné rendez-vous sur cette pointe extrême
de terre dans l’attente d’on ne sait quel événement ultime. Une éclipse de soleil
totale ? La venue de quelque messie ? Une fin du monde annoncée ?
À ce moment précis, une sensation imprévue s’empara de lui : il ressentit son
pouls s’accélérer avec les mêmes pincements au coeur que lorsqu’il s’était trouvé
pendant ses reportages en zone de guerre, juste derrière la première ligne de
front. Il s’assit à même l’herbe pour tâcher de rassembler ses idées de façon
cohérente et maitriser cette excitation irrationnelle qui faisait tressaillir ses
muscles. Les gamins jouaient, des jeunes chantaient, des groupes déambulaient
posément et il lui semblait à présent être l’unique humain dans toute cette foule
paisible à ressentir ces émotions négatives.
Son pouls s’apaisait peu à peu quand il entendit des applaudissements du côté
de la falaise. Il s’approcha. Ce qu’il découvrit devait le bouleverser à jamais : entre
deux haies de spectateurs, un couple et ses enfants couraient vers l’extrémité du
cap en se tenant par la main. Arrivés au bord extrême du promontoire, sans un cri
ils disparurent à ses yeux ! Les témoins du drame se dispersèrent sans hâte. Il se
dirigea en chancelant vers l’endroit où la petite famille avait disparu. La pointe de
la falaise se terminait comme une piste d’élan et s’ouvrait sur le vide. Il se mit à
quatre pattes jusqu’au rebord extrême, mû par cette curiosité malsaine que
partagent tant d’humains, le coeur soulevé par le vertige et chaviré par la scène à
laquelle il venait d’assister. Au pied du cap l’océan roulait ses flots sombres de
toute éternité. Il y avait bien cent cinquante, peut-être deux cents mètres de
hauteur et absolument aucune chance de réchapper d’un tel saut. Au pied de la
falaise, allait et venait ce remuement d’eaux profondes, cette masse indifférente
au sort des hommes qui s’était refermée sur eux comme un linceul liquide. C’était
bien à un suicide collectif qu’il venait d’assister.
Il revint lentement sur ses pas, ouvrant et fermant les yeux à plusieurs reprises
pour tâcher d’évacuer ce qu’il avait vu. Il lui semblait encore une fois être le seul
parmi tous ces gens à éprouver ces émotions bouleversantes. Il aurait aimé les
partager, mais avec qui ? Tous semblaient si apaisés... Un peu plus loin, quelques
personnes faisaient la queue et attendaient patiemment devant un étal sommaire
protégé du soleil par une bâche et encombré de boites de conserve, de quelques
pains et des jerricans d’eau. Il revint à la réalité. Ah, se dit-il, un petit malin qui
tâche de profiter de la situation. Il s’approcha à son tour du jeune homme jovial qui
semblait tenir la boutique.
— Excusez-moi...vous vendez...
— Non, répondit-il en souriant, je ne gère ce stock que depuis trois jours. Je
remplace la fille qui s’est envolée dimanche dernier. Il n’y a rien à vendre, juste
des denrées laissées par les précédents arrivants. Je tâche de rendre service en
organisant la distribution et de satisfaire tout le monde en attendant mon envol.
Tout est à la disposition de tous. Gratuitement, bien entendu ! L’argent ne sert plus
à rien ici, ajouta t-il en clignant de l’oeil.
— Envol ?
— Oui, c’est prévu pour la prochaine lune noire, pile dans une semaine. Le
symbole m’a bien plu. Se déployer une nuit de lune noire, ça a de la gueule, n’est-
ce pas ? En attendant, je me rends utile. Envol, ici c’est le nom que l’on donne à
notre départ, notre fin, appelle-le comme tu veux. Je sais que de là où tu sembles
venir on appelle plutôt ce choix un suicide. Mais le mot n’a pas cours ici. On
préfère élan, voyage, appel, retour, le grand partir, le décollage. Traversée. Le
gué. L’enfin. Moi c’est envol, tu vois ?
Le temps de l’échange, une voiture décapotable rouge s’était dirigée à vive allure
vers la pointe de la falaise, accompagnée de quelques applaudissements. Sans
freiner, le conducteur et la voiture disparurent à leurs yeux.
— Certains se jettent avec ce qu’ils ont de plus cher. Lui, c’était sa bagnole. Sans
doute une ultime part de frime dans ce geste. Comme une sortie théâtrale. Sa
dernière séquence. Les motivations des gens sont si diverses...
— Attends. Tu veux dire que tous les vivants ici présents, hommes, femmes,
enfants ont décidé de mettre fin à leurs jours ? Tous ceux-là sont en sursis quoi ?
— Oui. Certains prennent leur envol dès leur arrivée sans même prendre le temps
de couper leur moteur ou d’une prière. Sur l’élan. D’autres retrouvent des
connaissances perdues de vue, d’autres encore sympathisent, se rassemblent par
confessions, dansent ou inventent des rituels, des styles de transes, des
cérémonies collectives. D’autres s’accouplent des jours entiers par groupes au
hasard des rencontres. Ou créent un orchestre éphémère, un mini-mausolée. Une
œuvre d’art vouée à l’oubli de son créateur. Certains qui avaient la foi l’ont
perdue. D’autres l’ont trouvée.
— Mais c’est fou ! Pardon. Je veux dire... Il n’y a pas de gourou ? (il pensait à ces
sectes apocalyptiques aux Etats-Unis ou ailleurs qui se précipitaient par dizaines
dans les flammes), de leader qui...
— Tu vois bien que non. Chacun parvient ici en toute connaissance de cause. Il
n’y a pas de bourrage de crâne. Personne n’est obligé. Est-ce que j’ai l’air
halluciné ? Sous psychotropes ? Nous sommes tous si différents... Notre seul
point commun, si tu veux, c’est que nous avons tous pris en notre âme et
conscience la décision de ne pas faire machine arrière. Nous considérons tous ici,
malgré nos différences, que le système dominant qu’on nous impose à présent
sur cette planète ne mérite plus de continuer. Nul chef, nul donneur d’ordre. Nous
avons désappris à servir. Que peut bien nous offrir ce monde aujourd’hui ? Et
nous, que pouvions-nous encore lui apporter de positif ? Tout est trop tard.
Chacun est ici en fin de vie, quel que soit son âge. Il y a aussi des personnes très
âgées ou incurables, qui viennent ici avec l’immense réconfort de ne pas mourir
seules. C’est important de savoir que tu n’es pas le seul à t’envoler le jour où tu
l’as décidé.
— Et il n’y a personne qui recule au dernier moment ?
— Ah, écoute, je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour te répondre. Et je
n’y resterai pas assez longtemps. A ma connaissance, non. Chacun a fait un si
long chemin pour parvenir jusqu’au cap. C’est un choix de vie si j’ose dire, passe-
moi l’expression. Il y a aussi une forme, non pas d’émulation, mais d’encouragement à voir les autres sauter chacun à son tour sans regret.
— Mais les applaudissements ? On croirait une performance !
— Ce ne sont surtout pas des applaudissements à un spectacle morbide. Nous ne
sommes ni des gladiateurs, ni des héros. Non, ce sont des hommages, comme
lorsque l’on applaudit au convoi funéraire d’un grand homme ou d’un soldat tombé
au combat. Nous saluons sincèrement ce choix ultime et le courage qu’il a fallu.
Car je suis sûr qu’il n’y en a pas un sur dix ici qui croit en la résurrection, la
réincarnation, tous ces machins. La vie éternelle, c’était hier...
Un couple passa devant eux, un très vieil homme dans un fauteuil roulant
poussé par sa femme tout aussi âgée. L’homme paraissait assoupi et portait un
plaid à carreaux sur ses jambes. La femme avait un beau visage tout ridé, à la
fois extatique et serein. Le jeune homme leur adressa un salut amical. Peu de
temps après, leur parvinrent de la falaise quelques applaudissements.
Lui avait renoncé à sortir son calepin pour prendre des notes. Infiniment
indécent, pensa t-il.
— Mm... mais pourquoi ici ?
— Je suppose que la vue est belle, répondit en souriant le jeune homme. Ou que
la falaise est suffisamment haute pour ne pas t’accorder une seconde chance !
C’est tout de même mieux que de se jeter sous un train, non ? Qui a eu l’idée le
premier ? Tu sais, les mouvements de masse commencent parfois par un seul
individu. D’un groupe à l’autre la mémoire se transmet de cette influenceuse
pionnière dont on a perdu le nom. Tu trouveras ici et là des petites stèles votives
qui lui sont dédiées. C’est elle qui aurait la première lancé cette tendance. Elle
proposait de faire sécession, de faire retraite absolue et définitive de ce monde,
de communier une dernière fois entre gens de bonne volonté avant de larger les
amarres. Un ultime pied de nez au système, un geste de liberté intégrale et
absolue. Certains disent qu’elle avait été performeuse, chamane... prêtesse,
gourou, sorcière, que sais-je encore ! D’autres affirment que Tanat viendrait du
grec thanatos, la mort. Peu importe. Sois assuré que tous partent en paix. Dis-le
bien à tous ceux que tu rencontreras quand tu seras rentré chez toi. Car j’ai bien
compris que tu n’es pas venu dans le but de prendre ton envol. Tu poses trop de
questions. Tu te poses trop de questions. Tu n’es pas encore prêt pour ton envol.
Car après tout, ce n’est qu’un simple envol, n’est-ce pas ?
Il salua le jeune homme en joignant ses deux mains et en s’inclinant
profondément à la façon asiatique sans ajouter un mot car il n’y avait aucune
formule adaptée à ces échanges bouleversants. Le cap Tanat n’avait pas remis
en question son optimisme foncier. Mais la détermination calme de tous ces gens
l’avait profondément impressionné. Si seulement il avait pu partager un peu de
leur apaisement...
Une pluie douce commença à tomber. Il se retourna à pas lents et se résolut à
reprendre la route. Quelle route ? Trop de questions. Aucune réponse.
Si quelqu’un venait encore à évoquer les rumeurs autour du cap Tanat, il se
contenterait de hausser les épaules : « Des bobards, un point c’est tout ».
Références
L'auteur de cette nouvelle: Gérard Bastide.Polyfaiseur de multichoses : tour à tour prof d'art plastique, clown, musicien, nouvelliste, moniteur VTT, maçon, conteur, vice-président de parc régional, plasticien et ... bien sûr cycliste.
Bibliographie :
A l’abordage, éd. Museum d’Histoire naturelle, 2024
En nous les bêtes, illustrations de Soline Garry, éd. du Larzac, 2024
Revue des Lettres modernes, coll. "Voyages contemporains" - contribution pour "A plume et à pédales", éd. Classiques Garnier, 2022.
Haiküs de la saison des confins, auto-édition, 2021.
Un coeur brûlant, illust. Corinne Soustriel, éd. du Larzac, 2021.
Le voyageur est un menteur, éd. Le pas d’Oiseau, 2019.
Contes, racontes et esquèches, éd. Tafanari, 2017.
L’intrépide centripète à la recherche du Centre, éd. Artisans-voyageurs, 2016.
La voie cyclique, éd. Le pas d’Oiseau, 2011.VTT en Haut-Languedoc, éd. Edisud, 2008.
Chroniques désastreuses, éd. Périé, 2004.Avidona, éd. Harfang, 2004.
Destins provisoires, éd. Les ateliers du gué, 2002.
Le marché à Lacalm, éd. Harfang, 2000.
L’en-allée de Jérusalem, éd. L’encrier renversé, 1998.

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